Tu te tiens droite sur le rocher : tu poses. Le photographe n’est pas très bon, il a effacé ton visage. Tu n’es plus qu’une silhouette. Tes mains floues trahissent ton équilibre précaire. L’instant suivant tu as peut-être glissé mais ta chrysalide est restée accrochée au rocher. Et, longtemps après, je la retrouve entassée avec toutes celles que tu n’as jamais voulu regarder. 
Tu te tenais droite sur le rocher mais petit à petit, sous un poids que seules les femmes portent, ton dos s’est voûté. Tu tombais sans cesse en avant. Tu as arrêté la mer et les rochers. Ton corps a réduit progressivement ton monde. Ne plus sortir du village, ne plus sortir de la maison, ne plus sortir de la chambre, ne plus sortir du fauteuil, ne plus sortir du lit. 
Je suis le tout petit morceau d’un tout petit morceau de toi : c’est d’un corps né de ce corps que je suis née. L’incessante métamorphose de femmes qui se muent en ventres et de ventres qui se muent en femmes. Des femmes gelées en cigales qui se transforment et laissent, au fond des cartons, des enveloppes vides en forme d’elles. J’ai parcouru toutes tes lignes, toutes tes peaux. Je connais toutes tes formes et je t’ai vue dans ta dernière, reposée. Dans celle d’avant tu as observé ma poitrine. Tu as dit ils sont gros j’ai dit non regarde c’est le soutien gorge et je te t’ai montré. Tu a lancé à ma mère un regard de détresse car les sous-vêtements noirs sont réservés aux mauvaises filles. 
Ce jour-là aussi, parce que tu aimes marcher à la montagne, j’ai planté des graines d’edelweiss dans un pot sur la fenêtre à côté du fauteuil où ton corps était figé. Tu sais, mamie, que la cigale passe la plus grande partie de sa vie à l’état larvaire, sous la terre ? Elle ne sort qu’un été pour se reproduire. Enfermée dans un bocal de verre, elle reste totalement immobile. Elle ne reprendra son chant que si je la repose sur sa branche et que je m'éloigne. 
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